Jean Giono et le trièves

" J'aime particulièrement le Trièves. Cette plaine tourmentée qui s'étend en triangle sous l'Obiou et le Grand Ferrand. Je suis à pied d'oeuvre pour marcher dans la montagne. Et puis j'aime la vie avec ces paysans âpres et doux".

Extrait de l'interview réalisée à Lalley en Juillet 1935

J’allais à Prébois.

Le car me laissa à la croisée des chemins. Il me restait trois kilomètres à faire à pied, mais j’étais enfin revenu dans les montagnes. […]

Je commençais à descendre vers le village. J’étais enfin dans la maison désirée des montagnes. J’étais enfin dans le cloître des montagnes, seul dans ces grands murs de mille mètres d’à-pic, dans les piliers des forêts. Maison sévère, milliard de fois plus grande que moi, juste à la mesure de mes espoirs, me contenant avec ma paix, ayant une paix faite d’ombre, d’échos, de bruit de fontaines. Richesse austère de tous les cloîtres. Acheter la compagnie de dieu. Il marche avec moi le long des couloirs. L’enseignement du silence. […] C’était dans une sombre cellule, entre le haut pilier du Jocond tout verduré de prairies verticales et la paroi du Ferrand.

Ainsi, cette construction-là, avec ses quatre énormes montagnes où s’appuie le ciel ; cette haute plaine du Trièves cahotante, effondrée, retroussée en boule de terre, cette haute plaine du Trièves tout écumante d’orges, d’avoines, d’éboulis, de sapinières, de saulaies, de villages d’or, de glaisières et de vergers ; son tour d’horizon où les vents sonnent sur les parois glacées des hauts massifs solitaires ; ses escaliers éperdus qui montent dans le ciel accompagnés d’éclairs et d’arceaux de lumière jusqu’à de vertigineux paliers, ce constant appel de lignes, de sons, de couleurs, de parfums, vers l’héroïsme et l’ascension, cette construction : c’est le cloître, c’est la chartreuse matérielle où je viens chercher la paix.

Elle ne m’a jamais demandé d’efforts préalables : elle m’a toujours accueilli avec mon entier appareil passionnel. Elle ne m’a jamais imposé de sacrifices, elle me les rendus nécessaires. Elle m’a toujours pris raboteux et plein de nœuds et de colères et elle m’a toujours après laissé glisser de nouveau dans le monde lisse et vif comme une navette de tisserand.

J’arrive, mes montagnes ! Fermez la porte derrière moi ! (L’Eau vive, III, 187-189)

Le col de Menet, on le passe dans un tunnel qui est à peu près aussi carrossable qu’une vieille galerie de mine abandonnée et le versant du Diois sur lequel on débouche alors, c’est un chaos de vagues monstrueuses bleu baleine, de giclements noirs qui font fuser des sapins à des, je ne sais pas moi, là-haut, des glacis de roches d’un mauvais rose ou de ce gris sournois des gros mollusques, enfin, en terre, l’entrechoquement de ces immenses trappes d’eau sombres qui s’ouvrent sur huit mille mètres de fond dans le barattement des cyclones. (Un roi sans divertissement, III, 456)



La lune éclairait le sommet des montagnes. Sur le sombre océan des vallées pleines de nuit, la haute charge des rochers, des névés et des glaces montait dans le ciel comme un grand voilier couvert de toiles.

Jean GionoSolitude de la pitié 

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« Tout entièrement recouvert de brouillards : un océan de sirop d’orgeat aux vagues endormies, dans lequel ces jets de lumière blanche devaient faire surgir, comme des îles blêmes serties de noir, l’archipel des sommets de montagnes. La géographie d’un nouveau monde. » un roi sans divertissement

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« On avait l’impression que, peut-être un jour, brusquement, au détour de cinq minutes, un éclat de rire, une larme, ou n’importe quoi, finirait par nous expliquer ce qui ne s’était jamais expliqué. On avait toujours les yeux fixés sur l’emplacement où s’était tenu Langlois, et voilà pourquoi, nous autres, souvent, nous allions fumer nos pipes sur ce flanc de coteau qui dominait le labyrinthe de buis du Bongalove. »

tout de suite après, il se met à tomber de la neige. A midi, tout est couvert,tout est effacé, il n'y a plus de monde, plus de bruits, rien. Des fumées lourdes coulent le long des toits et emmantellent les maisons; un roi sans divertissement

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"Tu te souviens, dit Bobi, de la grande nuit ? Elle fermait la terre sur tous les bords.

Je me souviens.

Alors je t’ai dit : regarde là-haut, Orion-fleur de carotte, un petit paquet d’étoiles. Jourdan ne répondit pas. Il regarda Jacquou, et Randoulet, et Carle. Ils écoutaient.

Et si je t’avais dit Orion tout seul, dit Bobi, tu aurais vu les étoiles, pas plus, et, des étoiles ça n’était pas la première fois que tu en voyais, et ça n’avait pas guéri les lépreux cependant. Et si je t’avais dit : fleur de carotte tout seul, tu aurais vu seulement la fleur de carotte comme tu l’avais déjà vue mille fois sans résultat. Mais je t’ai dit : Orion-fleur de carotte, et d’abord tu m’as demandé : pardon ? pour que je répète, et je l’ai répété. Alors, tu as vu cette fleur de carotte dans le ciel et le ciel a été fleuri.

Je me souviens, dit Jourdan, à voix basse.

Et tu étais déjà un peu guéri, dis la vérité.

Oui, dit Jourdan. Bobi laissa le silence s’allonger. Il voulait voir. Tout le monde écoutait. Personne n’avait envie de parler.

De cet Orion-fleur de carotte, dit Bobi, je suis le propriétaire. Si je ne le dis pas, personne ne voit ; si je le dis tout le monde voit. Si je ne le dis pas je le garde. Si je le dis je le donne. Qu’est-ce qui vaut mieux ? Jourdan regarda droit devant lui sans répondre.

Le monde se trompe, dit Bobi. Vous croyez que c’est ce que vous gardez qui vous fait riche. On vous l’a dit. Moi je vous dis que c’est ce que vous donnez qui vous fait riche. Qu’est-ce que j’ai moi, regardez-moi. Il se dressa. Il se fit voir. Il n’avait rien. Rien que son maillot et, dessous, sa peau. Il releva ses grands bras, agita ses longues mains vides. Rien. Rien que ses bras et ses mains.

Vous n’avez pas d’autre grange que cette grange-là, dit-il en frappant la poitrine. Tout ce que vous entassez hors de votre cœur est perdu."



Jean Giono

Extrait de : Que ma Joie Demeure, 1935, Ed. Grasset.




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Dès les belles lumières de la fin des pluies, quand le Jocond émerge des lambeaux de brumes comme une pure émeraude, que le lointain Veymont miroite, que le glissement de nuées vermeilles découvre le haut pays d'ombres et de glaces qui dort sur l'Obiou, le Ferrand et le Taillefer, on eut la sensation de revivre ; exactement de vivre une deuxième fois et l'envie de profiter de tout ce dont on n'avait pas profité la première fois. 

Chaque jour la bise ; les nuages s'entassent dans le fer à cheval entre l'Archat, le Jocond, la Plainie, le mont des Pâtres et l'Avers. Aux nuages d'octobre déjà noirs se sont ajoutés les nuages de novembre encore plus noirs, puis ceux de décembre par-dessus, très noirs et très lourds. Tout se tasse sur nous, sans bouger. La lumière a été verte, puis boyau de lièvre, puis noire avec cette particularité que, malgré ce noir, elle a des ombres d'un pourpre profond. Il y a huit jours on voyait encore le Habert du Jocond, la lisière des bois de sapins, la clairière des gentianes, un petit bout des prés qui pendent d'en haut. Puis les nuages ont caché tout ça.

D'ailleurs, tout de suite après il se met à tomber de la neige. A midi, tout est couvert, tout est effacé, il n'y a plus de monde, plus de bruits, plus rien. Des fumées lourdes coulent le long des toits et emmantellent les maisons ; l'ombre des fenêtres, le papillonnement de la neige qui tombe l'éclaircit et la rend d'un rose sang frais dans lequel on voit battre le métronome d'une main qui essuie le givre de la vitre, puis apparaît dans le carreau un visage émacié et cruel qui regarde.



l y a le ciel. Un beau ciel couleur de gentiane, de jour en jour plus propre, de jour en jour plus lisse, englobant de plus en plus des villages, des pentes de montagnes, des enchevêtrements de crêtes et de cimes.


Chaque soir, désormais, les murailles du ciel seront peintes avec ces enduits qui facilitent l'acceptation de la cruauté et délivrent les sacrificateurs de tout remords. L'Ouest, badigeonné de pourpre, saigne sur des rochers qui sont incontestablement bien plus beaux sanglants que ce qu'ils étaient d'ordinaire rose satiné ou du bel azur commun dont les peignaient les soirs d'été, à l'heure où Vénus était douce comme un grain d'orge. Un blême vert, un violet, des taches de soufre et parfois même une poignée de plâtre là où la lumière est la plus intense, cependant que sur les trois autres murailles s'entassent les blocs compacts d'une nuit, non plus lisse et luisante, mais louche et agglomérée en d'inquiétantes constructions : tels sont les sujets de méditation proposés par les fresques du monastère des montagnes.


Il était surtout (à cette époque) pétri d'oiseaux et de mouches ; il contenait autant d'oiseaux et de mouches que de feuilles. Il était constamment charrué et bouleversé de corneilles, de corbeaux et d'essaims ; il éclaboussait à chaque instant des vols de rossignols et de mésanges ; il fumait de bergeronnettes et d'abeilles ; il soufflait des faucons et des taons ; il jonglait avec des balles multicolores de pinsons, de roitelets, de rouges-gorges, de pluviers et de guêpes. C'était autour de lui une ronde sans fin d'oiseaux, de papillons et de mouches dans lesquels le soleil avait l'air de se décomposer en arcs-en-ciel comme à travers des jaillissements d'embruns. Et, à l'automne, avec ses longs poils cramoisis, ses mille bras entrelacés de serpents verts, ses cent mille mains de feuillages d'or jouant avec des pompons de plumes, des lanières d'oiseaux, des poussières de cristal, il n'était vraiment pas un arbre. Les forêts, assises sur les gradins des montagnes, finissaient par le regarder en silence.



Les mélèzes se couvrent de capuchons et de limousines en peaux de marmottes, les érables se guêtrent de houseaux rouges, enfilent des pantalons de zouaves, s'enveloppent de capes de bourreaux, se coiffent du béret des Borgia Le temps de les voir faire et déjà les prairies à chamois bleuissent de colchiques. Quand, en retournant, vous arrivez au-dessus du col La Croix, c'est d'abord pour vous trouver en face du premier coucher de soleil de la saison : du bariolage barbare des murs ; puis, vous voyez en bas cette conque d'herbe qui n'était que de foin lorsque vous êtes passé, il y a deux ou trois jours, devenue maintenant cratère de bronze autour duquel montent la garde les Indiens, les Aztèques, les pétrisseurs de sang, les batteurs d'or, les mineurs d'ocre, les papes, les cardinaux, les évêques, les chevaliers de la forêt ; entremêlant les tiares, les bonnets, les casques, les jupes, les chairs peintes, les pans brodés, les feuillages d'automne, des frênes, des hêtres, des érables, des amelanchiers, des ormes, des rouvres, des bouleaux, des trembles, des sycomores, des mélèzes et des sapins dont le vert-noir exalte toutes les autres couleurs.  

Chaque soir, désormais, les murailles du ciel seront peintes avec ces enduits qui facilitent l'acceptation de la cruauté et délivrent les sacrificateurs de tout remords. L'Ouest, badigeonné de pourpre, saigne sur des rochers qui sont incontestablement bien plus beaux sanglants que ce qu'ils étaient d'ordinaire rose satiné ou du bel azur commun dont les peignaient les soirs d'été, à l'heure où Vénus était douce comme un grain d'orge. Un blême vert, un violet, des taches de soufre et parfois même une poignée de plâtre là où la lumière est la plus intense, cependant que sur les trois autres murailles s'entassent les blocs compacts d'une nuit, non plus lisse et luisante, mais louche et agglomérée en d'inquiétantes constructions : tels sont les sujets de méditation proposés par les fresques du monastère des montagnes. Les arbres font bruire inlassablement dans l'ombre de petites crécelles de bois sec.  

De temps en temps la neige s'arrête de tomber. Le nuage se soulève. Au lieu de couper la flèche du clocher au ras de la girouette, il ne coupe plus que la pointe, ou même il découvre la pointe, se déchirant en petits flocons sur son pointu. C'est suffisant. On voit le désert extraordinairement blanc jusqu'aux lisières extraordinairement noires des bois, sous lesquels il peut y avoir n'importe quoi, qui peut faire n'importe quoi.

je vois une belle arche de pierre dorée, des toits couverts de petites diatomées des montagnes et au fond de l'horizon la montagne de Clelles qu'on nomme le bonnet de Calvin. Les toits des villages sont admirables de pente et de couleur. Sous ma petite fenêtre, une fontaine. Au moment de m'installer j'ai eu un peu peur de la fontaine. Maintenant, je sais qu'elle va m'aider, en tout cas, faire avec moi une amitié hautaine et distante, pas désagréable".

Mais, dès la première chute de neige (une toute petite neige d'automne qui tomba le 20 octobre. Il y en avait une épaisseur de deux doigts à peine. C'était évidemment suffisant pour que tout le pays soit blanc, même beaucoup plus blanc que lorsqu'il en tombait un mètre.......Ces neiges rases sont étincelantes comme du sel........Le pays était tout blanc.   

On se préparait aux grands travaux de l'été et, présentement, on farfouillait un tout petit peu dans les jardins potagers au lieu-dit Pré-Villars, dans la boucle de la route de Saint-Maurice. A cet endroit-là, la route débouche d'une tranchée, au-dessus d'une cuvette dans laquelle tout le village a ses potagers, et pour aller entrer au village, la route fait le tour de cette cuvette, presque un rond complet.  

Je commençais à descendre vers le village. J'étais enfin dans la maison désirée des montagnes. J’étais enfin dans ce cloître des montagnes, seul dans ces grands murs de mille mètres d’à-pic, dans les piliers des forêts. Maison sévère, milliard de fois plus grande que moi, juste à la mesure de mes espoirs, me contenant avec ma paix, ayant une paix faite d’ombres, d’échos, de bruit de fontaines. Giono, l'eau vive


" Il est évident que nous changeons d'époque. Il faut faire notre bilan. Nous avons un héritage, laissé par la nature et par nos ancêtres. Des paysages ont été des états d'âme et peuvent encore l'être pour nous-mêmes et ceux qui viendront après nous; une histoire est restée inscrite dans les pierres des monuments; le passé ne peut pas être entièrement aboli sans assécher de façon inhumaine tout avenir. Les choses se transforment sous nos yeux avec une extraordinaire vitesse. Et on ne peut pas toujours prétendre que cette transformation soit un progrès. Nos " belles " créations se comptent sur les doigts de la main, nos " destructions " sont innombrables. Telle prairie, telle forêt telle colline sont la proie de bulldozers et autres engins; on aplanit, on rectifie, on utilise; mais on utilise toujours dans le sens matériel, qui est forcément le plus bas. Telle vallée, on la barre, tel fleuve, on le canalise, telle eau, on la turbine. On fait du papier journal avec des cèdres dont les Croisés ont ramené les graines dans leurs poches. Pour rendre les routes " roulantes " on met à bas les alignements d'arbres de Sully. Pour créer des parkings, on démolit des chapelles romanes, des hôtels du XVIIe, de vieilles halles .Les autoroutes flagellent de leur lente ondulation des paysages vierges. Des combinats de raffineries de pétrole s'installent sur des étangs romains. On veut tout faire fonctionner. Le mot "fonctionnel" a fait plus de mal qu'Attila; c'est vraiment après son passage que l'herbe ne repousse plus. On a tellement foi en la science (qui elle-même n'a foi en rien, même pas en elle-même), qu'on rejette avec un dégoût qu'on ne va pas tarder à payer très cher tout ce qui, jusqu'ici, faisait le bonheur des hommes. Cette façon de faire est déterminée par quoi ? Le noble élan vers le progrès ? Non : le besoin de gagner de l'argent... "

Jean Giono. La chasse au bonheur. 

" J'arrive de Lalley. Le contact des montagnes m'a réjoui le cœur. Je suis comme éclairci de l'air respiré. Edith Berger est là toute seule devant une prairie pleine de grillons. Tout est si bien, fleurs, herbes, et chants d'insectes... "

Jean Giono. Journal 7 juin 1935.

Naturellement, attendre... attendre... le printemps vient. Il en est de ça comme de tout. Le printemps arriva. Vous savez comment il est : saison grise, pâtures en poils de renard, neige en coquille d'œuf sur les sapinières, des coups de soleil fous couleur d'huile, des vents en tôle de fer-blanc, des eaux, des boues, des ruissellements, et tous les chemins luisants comme des baves de limace. Les jours s'allongent et même un soir (il fait déjà jour jusqu'à six heures) il suffit d'un peu de bise du nord pour qu'on entende, comme un grésillement, la sortie des écoles de Saint-Maurice : tous ces enfants qu'on lâche dans la lumière dorée et de l'air qui pétille comme de l'eau de Seltz. Depuis longtemps on avait revu la pointe du clocher au-dessus de la girouette ; on avait revu les prés de Bernard, les clairières, la Plainte, le Jocond. On avait revu que les pistes qui montent sur le Jocond ont beau monter raides, elles ne vont pas dans les nuages : il y a le ciel. Un beau ciel couleur de gentiane, de jour en jour plus propre, de jour en jour plus lisse, englobant de plus en plus des villages, des pentes de montagnes, des enchevêtrements de crêtes et de cimes. Peut-être même trop...

Jean GIONO : Un roi sans divertissement


"La montagne en été.

Je connais un homme (qui ne le connaît pas ?) qui ne va à la montagne qu'en hiver, qui sait parfaitement skier, c'est-à-dire glisser sur une pente au sommet de laquelle il s'est fait remonter mécaniquement, et qui n'a jamais vu de lys martagon, n'en a jamais senti l'anis; il n'a jamais vu voler l'apollon avec ses ailes tachées de sang.Les sentiers battus n'offrent guère de ressource ; les autres en sont pleins. "

Jean Giono. La chasse au bonheur

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